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Philippe Tapie, figure du négoce bordelais , dans le Figaro

Philippe Tapie, figure du négoce bordelais : «Bordeaux est arrivé au bout d’une histoire et il faut se remettre en cause»

Situation économique du vignoble bordelais, ratage de la dernière campagne des primeurs, mesures à prendre, évolution du goût du vin… Philippe Tapie, à la tête de Bordeaux Négoce, répond aux questions du Figaro Vin.

 

PDG fondateur de la société de négoce Haut Médoc Sélection, spécialisé dans les grands crus classés bordelais, Philippe Tapie a été élu en avril dernier à la tête de Bordeaux Négoce, syndicat qui regroupe 77 négociants en vin. Il nous livre son analyse de la crise actuelle.

 

Le Figaro.- On dit que les vins primeurs de Bordeaux  ne se sont pas bien vendus lors de la dernière campagne, vrai ou faux ?

Philippe Tapie.- C’est vrai. La situation est très compliquée, tant du point de vue conjoncturel que structurel. Et ceci n’est pas lié à la qualité du produit qui était bonne. Mais le marché est frileux, en repli, en hésitation. Et même si les propriétés ont, dans leur ensemble, vraiment fait un effort de correction de prix, cela n’a pas suffi.

 

On parle de vins vendus à des prix à la baisse de 40%. Confirmez-vous ce chiffre ?

Je parlerai plutôt de moins 30% que de moins 40% … Mais il est très difficile de définir une tendance générale.

 

Mais tout Bordeaux a souffert de cette mauvaise campagne de primeurs  ?

Bordeaux souffre d’une campagne primeurs à partir du moment où la campagne n’a pas abouti. On perd l’élan pour la suite. Le système des primeurs est formidable car c’est un système qui, par anticipation, permet de financer l’activité économique. À partir du moment où il ne fonctionne pas, il n’y a pas d’anticipation possible et pas d’avance d’argent pour l’activité.

 

Comment l’analysez-vous ? Malgré les baisses de -30% à -40%, les prix étaient-ils trop élevés ?

Je ne pense pas qu’il faut raisonner ainsi. Je pense qu’aujourd’hui Bordeaux est arrivé au bout d’une histoire et il faut que nous nous remettions complètement en cause. Je suis un fervent défenseur du système des primeurs. Bordeaux existe à travers ce système. Il faut juste que nous le rendions à nouveau crédible, attractif et audible. Il faut aussi que nous reparlions de deux choses essentielles : le consommateur final et le produit.

 

Le monde du vin de Bordeaux connaît une crise grave aujourd’hui…

Ce n’est pas seulement le monde du vin à Bordeaux, c’est malheureusement le monde du vin en général qui connaît une crise, comme le monde des spiritueux. Nous sommes aujourd’hui face à une situation de blocage général. Et Bordeaux comme les autres en pâtit.

 

Bordeaux souffre quand même d’une image assez défavorable. Comment pallier ce problème ?

Bordeaux souffre peut-être d’un problème de communication ou de non-communication. Pourtant Bordeaux a beaucoup d’atouts. Bordeaux a un produit qui n’a jamais été à un tel niveau de qualité. Bordeaux a les investissements, l’optimisation des propriétés, des terroirs… Il faut aujourd’hui, sans tomber dans l’arrogance, s’assumer, positiver, regarder un bordeaux moderne, un bordeaux jeune. Et nous, à Bordeaux Négoce, dans notre nouvelle mandature, nous allons militer sur un axe de communication positif, sur le fait que Bordeaux puisse être moderne, jeune et qu’on peut boire des bordeaux jeunes. Pour nous, la notion de consommation est essentielle.

 

Est-ce que Bordeaux est assez modeste ?

Bordeaux doit se concentrer sur le fait d’être humble. Je n’aime pas le mot modeste parce que ça voudrait dire que nous avons été arrogants. Nous l’avons certainement été sous une certaine forme, mais Bordeaux reste Bordeaux et sera toujours Bordeaux.

 

Ce n’est très pas modeste de dire cela…

Nous sommes d’autant plus modestes que nous sommes quand même capables aujourd’hui d’être apprécié par d’autres pour être utilisé en système de vente. Je rappelle que la place de Bordeaux est un système unique. Aucune autre région viticole au monde ne bénéficie d’une telle organisation. Et si aujourd’hui nous sommes sollicités par certains vins étrangers de renommés, cela veut bien dire que nous avons une vraie valeur ajoutée.

 

Pour certains les Bordeaux sont des vins qui ne se distinguent pas forcément les uns des autres, pour d’autres ce sont des vins inaccessibles en termes de prix, pour la jeune génération, ce sont les vins de papa…

Je ne suis pas du tout d’accord avec cela. La force de Bordeaux, c’est sa multiplicité, sa diversité, sa palette d’offre. C’est extraordinaire la capacité que nous avons à Bordeaux d’avoir des typicités différentes, des vins en mesure de répondre à différents besoins et à différents niveaux de consommation.

 

Alors disons que peu le savent.

À nous de travailler pour le faire savoir.

 

Certains disent que Bordeaux serait en train de perdre son âme, avec des vins frais, avec des vins fruités . De la même façon que le Beaujolais  aurait perdu son âme avec le beaujolais nouveau .

Un bordeaux moderne ce n’est pas un bordeaux qui renie ses origines. Aujourd’hui nous sommes capables de boire des bordeaux jeunes. Nous pouvons boire de très grands vins jeunes. On peut les magnifier en les gardant, mais on peut les consommer et les apprécier très jeunes. Bordeaux peut se moderniser sans renier ses origines.

 

Philippe Tapie

Nous sommes des pragmatiques et nous sommes là pour faire du business et surtout produire des vins qui doivent être bus et consommés.

 

Des consultants parlent de d’utilisation abusive de macérations carboniques lors de la vinification, qui apporte plus de fruits, plus d’arômes. Est-ce vrai ?

Non. Je crois qu’aujourd’hui à Bordeaux, nous sommes des puristes, nous sommes des spécialistes, nous sommes des authentiques, nous sommes respectueux du produit.

 

Vous représentez 80 grands négociants. Certains disent que Bordeaux serait champion du monde pour vendre ce que les gens ne demandent pas. C’est-à-dire des vins très chers, des vins plutôt rares…

Mais non… Nous sommes des pragmatiques et nous sommes là pour faire du business et surtout produire des vins qui doivent être bus et consommés.

 

Certains reprochent aux négociants de ne vendre que le top 50, avec des marges très conséquentes…

Il faut arrêter de fantasmer. Aujourd’hui, le top 50, heureusement que nous l’avons. Heureusement qu’il est là pour tirer, entraîner la machine. Bordeaux est un train. Il faut des locomotives et des wagons. Il y a des grands vins à tous les niveaux, petits, moyens, grands vins.

Et arrêtons de taper sur les leaders. Heureusement que nous les avons.

 

Nul ne tape pas sur les leaders. Certains reprochent juste aux négociants de mettre l’accent sur les leaders parce qu’ils seraient plus porteurs de profits que les autres.

Non. Cela, c’est valable quand vous évoluez dans un monde spéculatif, comme sur les marchés financiers. Mais à un moment donné, le marché reprend ses droits et les prix doivent être réalignés sur des prix de consommation, de distribution. Et il faut penser une gamme complète que Bordeaux a complètement la capacité d’offrir.

 

Vous me dites que vous faites autant d’efforts pour vendre les petits châteaux que les grands châteaux.

Moi je suis très mal placé et là je ne vous parle pas en tant que président de Bordeaux Négoce, je vous parle en tant que président d’HMS, spécialisé sur les très grands châteaux et sur une clientèle très spécifique.

 

Très bien, mais qu’en est-il de la place ?

Mais la place, c’est une multiplicité d’offres. Un négociant en vins à Bordeaux, c’est un généraliste qui peut avoir entre 300 et 500 références et qui est en capacité de prendre en charge des vins d’entrée de gamme, de moyenne gamme, de très haut de gamme et qui peut proposer à un même client une palette d’offres très diverses et très variées. C’est cela sa force.

 

Vous êtes sollicité par des domaines étrangers prestigieux, mais pour certaines personnes, vous ne seriez pas capable de vendre l’entrée de gamme de Bordeaux. Qu’en pensez-vous?

Je pense qu’il y a une part de vrai. Je pense que Bordeaux doit se réinventer par rapport à cela. Je comprends la petite propriété qui est frustrée par rapport aux efforts qu’elle fait, par rapport au travail qu’elle produit qui n’est pas rémunérateur. Nous avons engagé avec l’interprofession, avec la préfecture, avec l’État, des réflexions globales à propos d’une rémunération minimale pour que chaque petite propriété puisse s’en sortir. Et je le répète, je suis persuadé qu’il n’y a pas de petits vins, de moyens vins ou de grands vins. Il y a des vins qui peuvent être bons à Bordeaux et l’idée est de les accompagner. Le négoce doit avoir une vraie réflexion sur ce sujet.

 

Il faut aussi des actions. Parce que pour l’instant, dans les propriétés qui produisent de l’entrée de gamme, il y a des faillites, des suicides …

Oui. Et aujourd’hui je suis très ouvert aux discussions qui sont en cours au niveau de l’interprofession, pour essayer de trouver des solutions pour ces gens-là. Pour qu’ils puissent vivre de leur métier et de leur travail formidable.

 

Le vin doit être un reflet de son époque. Pensez-vous que les vins de Bordeaux, que vous représentez, le sont ?

Complètement. Ils ont même évolué. Je regarde et j’admire les gens qui font ces grands vins de Bordeaux qui ont su évoluer avec leur époque. Je me rappelle, même si j’étais tout petit, des vins qui étaient faits dans les années 70, des vins qui ont été faits dans les années 80, des vins qui ont été faits dans les années 90. Je pense que nous n’avons jamais été au niveau de précision technique, qualitatif où nous sommes aujourd’hui.

 

Et comment définissez-vous le bordeaux contemporain ?

C’est un vin moderne, sexy, un vin jeune, buvable, qui est vrai. C’est un vrai moment de plaisir et un vrai moment de partage, un vin d’émotion.

 

Maintenant parlons du secret de l’avenir de Bordeaux, qui serait le “DBY”. Qu’est-ce que le “DBY” ?

C’est le “Drink Bordeaux Young”. Drink Bordeaux Young est une notion qui a été lancée par un des plus grands vinificateurs et une des plus grandes familles de Bordeaux, qui est un jeune, qui est parti seul sur ce cheval de bataille que je trouve très intéressant. Et quand Edouard Moueix m’a parlé de ce sujet, cela m’a tout de suite interpellé et nous en avons immédiatement parlé au sein de la Commission de Bordeaux Négoce. Je pense que cela résume bien l’objectif du bordeaux de demain.

 

Cela ne risque pas d’être un bordeaux uniformisé ?

Non. À chacun son ADN, à chacun son identité. Par contre, à chacun d’aller vers ce qui va se passer demain, quelque chose de contemporain pour que la jeune génération ait envie de consommer nos vins et d’avoir des moments de partage et d’émotion.

 

Comment va-t-on faire pour que les jeunes sommeliers conseillent au consommateur de consommer du bordeaux ?

Nous avons un énorme chantier pédagogique à mettre en place. Nous avons un devoir d’explication vis-à-vis de ces gens qui sont de vrais prescripteurs et qui sont de vrais relais indispensables pour les grands vins de Bordeaux.

 

On se dit qu’on se donne le temps, qu’on va parler, mais il y a urgence. Il y a 70 000 personnes qui vivent du vin à Bordeaux.

Si j’ai accepté ce mandat, c’est aussi parce que j’ai des convictions et que je crois dans l’action que mon bureau et que mes élus ont bien voulu me confier. C’est un travail collectif, on va tous y aller. Je ne suis pas là pour faire des figurations.

 

Est-ce qu’il ne manque pas à Bordeaux des leaders charismatiques, des gens qui portent l’appellation ?

Nous avons un vrai potentiel, je ne suis pas inquiet.

 

Le marché évolue. Lors de la dernière session de Wine Paris, chacun a constaté un grand intérêt pour les vins sans alcool ou les vins avec un faible pourcentage d’alcool. Est-ce un axe de développement pour Bordeaux ?

Ma position très personnelle sur le sujet est qu’il ne faut rien s’interdire. Je pense que Bordeaux doit tout explorer, ne doit s’interdire aucune piste. Mais je pense aussi qu’il faut rester concentré sur les choses essentielles à Bordeaux : le terroir, le vin d’assemblage, le savoir-faire sur les propriétés. Mais ne nous fermons aucune porte. Nous sommes dans une situation où tout est bon à prendre, sans aller dans le n’importe quoi.

 

Il faut être créatif…

Absolument. C’est comme l’histoire du bio. Ma vision du bio est très claire. Pour tous ceux qui peuvent le faire, c’est très bien. Mais si tout d’un coup il faut faire une pause pour sauver sa récolte, pour sauver son économie, pour sauver son modèle, on ne va pas se l’interdire. À un moment donné, quand on a des contraintes climatiques, des contraintes sanitaires, on sauve sa récolte. C’est quand même plus dur de faire du bio à Bordeaux que dans le Languedoc. Si un propriétaire décide à un moment donné de dire “je suspends parce que ma survie en dépend”, je ne vais certainement pas les lui reprocher. Sans citer de nom, je peux vous parler de propriétés qui ont pris la décision de suspendre leur action et qui ont traité et qui reprendront leur sujet bio plus tard. Il n’y a pas de mensonges, c’est juste pragmatique.

Aujourd’hui les gens boivent moins, les gens boivent mieux, cela veut-il dire que le vin va devenir un produit de luxe ?

Non. Le vin est un produit de consommation. Même si nous avons de très grands vins dans toutes les régions de France, des vins iconiques. Je rappelle que le vin, c’est fait pour être bu et consommé.

Philippe Tapie

Non, Bordeaux n’a pas oublié le consommateur. Mais le consommateur d’aujourd’hui n’est pas le même que celui d’hier ou que celui d’avant-hier.

Est-ce que vous pensez que Bordeaux a oublié les attentes du consommateur ?

Non, Bordeaux n’a pas oublié le consommateur. Mais le consommateur d’aujourd’hui n’est pas le même que celui d’hier ou que celui d’avant-hier.

Comment va faire Bordeaux pour se reconnecter aux consommateurs d’aujourd’hui ?

On va peut-être essayer de reparler du produit, on va peut-être le refaire vivre, ouvrir des bouteilles, échanger. Bordeaux a tout pour y arriver, franchement.

Pour l’instant, Bordeaux n’est pas en phase avec son consommateur…

Bordeaux aujourd’hui est dans une situation où ça ne connecte pas. Mais ça ne connecte plus pour personne. Je rentre d’une réunion nationale de la Fédération des négociants. Ça ne va pas en Champagne, ça ne va pas à Cognac, ça ne va pas en Loire, ça ne va pas en Rhône parce que quelque part, nous sommes tous décalés. Pourquoi ? Parce que je pense que nous avons un contexte qui inquiète tout le monde et une incertitude qui fait que les gens y réfléchissent à deux fois avant d’acheter. Je pense que nous sommes dans une situation économique qui est déplorable. Je pense que nous avons un pouvoir d’achat qui est impacté, je pense que nous avons des taux d’intérêt qui viennent complètement changer la donne par rapport à tout ce qu’on a connu pendant des années. Et je pense que nous avons un niveau de consommation qui est sensiblement en baisse. Et moi cela fait 22 ans que je suis dans ce métier, 30 ans que je travaille. Et pour la première fois, il n’y a pas une zone géographique où cela fonctionne. Cela n’est jamais arrivé. J’ai toujours vu un bout du monde qui rattrapait les problèmes de l’autre bout du monde. Mais aujourd’hui, ça ne va bien nulle part.

Et vous pensez que ça peut durer ?

J’en ai peur. Mais nous allons tout faire pour que cela dure le moins de temps possible.

Combien de temps vous donnez-vous pour ressortir le vignoble bordelais et les autres vignobles du marasme ?

C’est maintenant que nous devons faire la différence. Ce n’est pas quand tout va bien, qu’on reconnaît les bons, c’est quand tout va mal qu’on reconnaît les bons. Donc maintenant, il faut que nous retournions sur le terrain, il faut que nous reprenions des campagnes commerciales, il faut que nous allions refaire goûter nos vins chez les clients. Il faut remettre tous nos vendeurs à fond sur le terrain, essayer de vendre du vin, boire du vin, recréer de la désirabilité. Il faut se bouger plus que jamais.